Lorsque j'ai commencé à écrire des haïkus il y a cinq ans, je me suis inscrit à une liste de diffusion francophone. J'ai très vite été terrifié par la manière dont les membres de cette liste n'hésitaient pas à ré-écrire, parfois de fond en comble, les haïkus qui leur étaient proposés.
Cela me paraissait monstrueux, d'un irrespect révoltant. Comment oser toucher à la création d'autrui? La poésie me paraissait une expression si forte de la personnalité que j'assimilais ce procédé à un déni pur et simple de la personne. Et que dire des vers, cliniquement numérotés L1, L2 et L3 comme des vertèbres?
Bref, je n'ai plus rien écrit pendant cinq ans, découragé par les commentaires que je pouvais lire et par les transformations radicales que subissaient certains haïkus, pas les miens, car je n'osais pas en soumettre.
Je suis ainsi resté spectateur muet, recevant les emails de la liste, mais ne participant pas. Et puis un jour quelqu'un a lancé un sujet sur un
joyeux forum consacré au Palm. Et je m'y suis remis tout doucement.
Ce que je ne savais pas forcément, c'est que les anciens Maîtres ne procédaient pas autrement que les membres de la liste à laquelle je n'osais participer. Des témoignages d'élèves du grand Bashô le confirment: il n'y est question que de corrections, améliorations et révisions plus ou moins déchirantes.
Les membres de la liste ne faisaient qu'essayer de s'aider mutuellement à améliorer leur technique d'écriture. Mon seul problème, outre de ne pas être sûr de la valeur de ma création, était de trop m'y attacher, au point de m'y assimiler et de ne pas accepter qu'on y change quoi que ce soit, comme si on me changeait moi-même.
Ainsi du haïku d'hier. La version initiale soumise à la liste récemment était:
Fondus dans la brume
moutons et nuages bas
broutent l'herbe ensemble
Des voix se sont aussitôt élevées pour contester la présence cet "ensemble". Il était jugé redondant. On lui reprochait en outre de "fermer" le haïku en imposant ma vision, alors qu'il ne faut que transmettre en restant le plus possible détaché de l'événement pour mieux en rendre compte.
Je me suis évertué à défendre bec et ongles ce fameux "ensemble", d'abord en raison du rythme (le fameux 5-7-5, avec ce dernier vers tronqué, j'avais l'impression d'une chute bien trop abrupte). Ensuite, j'ai fait valoir que "ensemble" laissait penser qu'il fallait aller au-delà du tableau champêtre pour comprendre qu'il y avait là une union du ciel, de la terre et de l'homme qui les contemple (j'ai des tendances marquées au Zen, on en reparlera...) Rien n'y faisait, j'étais seul contre tous, courtoisement, mais sûrement.
Quelques jours plus tard, je proposais ceci:
Vent d'octobre
les feuilles mortes se courent après
comme des chiens qui jouent
La réaction fut immédiate: "mortes" était redondant, car impliqué par "octobre". Quand au "comme", il allait à l'encontre d'une règle assez uniformément admise dans la communauté des haïjins (=auteurs de haïkus): pas de métaphores, encore moins de comparaisons directes. Le haïku retouché devenait:
Vent d'octobre
les feuilles se courent après -
des chiens qui jouent
Voilà qui est moins réthorique, moins scolaire, plus efficace, même si le tiret qui termine la seconde ligne et introduit un changement de perspective est tout de même un "comme" déguisé. Mais il est moins lourd, moins démonstratif. Il suggère, sans imposer.
Hier enfin, je tombais sur une traduction que je ne connaissais pas d'un haïku magnifique de mon auteur classique préféré, Issa. Ce dernier eut une vie difficile. Marié sur le tard avec une jeune fille beaucoup plus jeune que lui, il eut la douleur de la perdre ainsi que l'enfant qu'elle lui avait donné. Il écrivit alors:
Ce monde de rosée
n'est qu'un monde de rosée
mais
Et la seconde traduction donnait:
Rosée que ce monde-ci
rosée que ce monde... oui sans doute
et pourtant...
Plus explicite, plus réthorique, plus de pathos, mais beaucoup moins de force.
Il y a dans la première, et notament dans le simple "mais" final, tant de choses exprimées avec une pureté admirable: l'impermanence des choses, la fragilité et la brièveté de la vie humaine, le destin prématurément brisé d'êtres jeunes, comme ce dernier vers, ce "mais" qui dans son apparente vacuité contient tant de choses ...
Et, acceptant de me détacher de ce qui ne m'appartenait déjà plus, j'acceptai du même coup d'oublier enfin mon "ensemble" ...