Pour ceux qui conçoivent le haïku comme la poésie du Zen, Ryôkan constitue une providentielle figure de proue. Moine Zen légendaire, c'était aussi un calligraphe renommé et un poète prolifique (il en écrivit environ deux mille huits cents dont seulement une centaine de haïkus).
Il faut dire que le jeune Yamamoto Eizo (son véritable nom) était né en 1758 dans un milieu favorable. Il était le fils d'un riche marchand, chef héréditaire de son village et poète renommé sous le nom de Inan. Son enfance dans son village natal est sans histoire. C'est un enfant calme, généreux et sociable. Dans l'atmosphère lettrée et religieuse de la famille (son père est aussi gardien du temple Shinto local), le jeune Eizo se tourne rapidement vers la spiritualité, à tel point qu'il décide à dix-huit ans d'entrer au monastère zen Koshoji, proche de son village. En principe destiné à succéder à son père en tant que chef du village, il ne montre aucun goût pour les fonctions officielles, un trait de caractère qui persistera toute sa vie.
Il devient donc moine sous le nom de Ryôkan (bon et bienveillant en japonais) et s'investit pleinement dans sa pratique. Quatre ans plus tard, le monastère reçoit la visite du fameux maître Kokusen. Impressionné par sa sagesse et son charisme, Ryôkan repart avec lui au temple Entsuji. Il devient son disciple, restant douze ans au service de Kokusen. Il en profite pour étudier la poésie chinoise, la poésie japonaise classique et la calligraphie. Il devient le disciple préféré du maître, qui le choisit pour successeur. Mais lorsque Kokusen meurt, Ryôkan réalise rapidement que diriger le temple ne lui convient pas. Trop de politique et trop de conflits à gérer pour lui, il trouve finalement peu de différence avec la direction de son village natal qu'il avait refusée seize ans plus tôt.
A trente-cinq ans, Ryôkan quitte donc le temple pour devenir moine errant, unsui (nuage et eau), cheminant dix ans à travers le pays en mendiant pour assurer sa subsistance.
C'est le début de la légende de Ryôkan. Sa grande bonté et sa douceur deviennent vite légendaires. Le rencontrer, dit-on, c'est "comme si le printemps arrivait par une obscure journée d'hiver".
Il a la réputation d'être aussi bienveillant avec les humains qu'avec les animaux, une sorte de Saint François d'Assise bouddhiste en somme. Ainsi, la légende dit que chaque matin, il ôtait soigneusement ses puces et les déposait à l'entrée de sa hutte pour qu'elles se réchauffent au soleil avant de les replacer sur lui le soir !
pour compter toutes mes puces -
veillant jusqu'à l'aube
Un jour, un voleur s'introduit dans sa pauvre hutte et lui vole tout ce qu'il a, sauf ses vêtements. Le voleur revient sur ses pas pour les prendre, mais s'enfuit à l'approche de Ryôkan. Ce dernier, dit la légende, le poursuit pour lui remettre ses vêtements, puis rentre tranquillement chez lui. Un merveilleux haïku nous rappelle l'événement :
sauf la lune
à ma fenêtre
La balle de tissu qu'il avait confectionnée lui-même et qu'il cachait dans sa manche est en revanche une réalité, restée célèbre. Il l'utilisait pour jouer avec les enfants des villages voisins, allant jusqu'à oublier qu'il était venu là pour mendier sa subsistance, à moins qu'il ne soit tout simplement allé admirer la campagne environnante :
dans la prairie printanière
je me suis mis à cueillir des violettes
la journée déjà se termine
Un jour, il constate qu'un bambou pousse au milieu de sa hutte. Voulant percer un trou dans le toit pour lui ménager un passage avec une bougie, il met le feu à sa demeure. Cet épisode, resté
célèbre, lui vaut le surnom de Taigu, grand sot, de la part des paysans des environs. Il ne faut pas voir ce sobriquet comme une insulte, mais plutôt comme un nom affectueux, comme
lorsque dans le sud de la France on traite quelqu'un gentiment de "grand couillon"!
Ryôkan finira par revenir dans son village natal pour le service funèbre à la mémoire de son père, qui s'est suicidé en se jetant à l'eau à la suite de problèmes politiques. Il se fixe dans un ermitage non loin de là, sur le versant d'une montagne. Il y passera une grande partie de sa vie, errant toujours de village en village, méditant, calligraphiant et écrivant des poèmes splendides, fortement teintés de son expérience de moine zen :
le jardin d'à côté
à travers un trou béant
dans le mur d'argile
à cet endroit même
au pied du cerisier en fleur
dormir toute une nuit
ramassant du bois
puis traversant le pont
dans la brume du soir
tout autour de nous
le monde n'est plus que
fleurs de cerisier
des plantes et des fleurs.
maintenant, je m'en remets
à la volonté du vent.
A soixante ans, l'âge le force à venir s'installer au pied de la montagne puis, neuf ans plus tard, chez l'un de ses amis. C'est là qu'il rencontre la bonzesse Teishin (Cœur fidèle en japonais). Entre le vieux moine et la belle jeune femme de vingt-neuf ans naît immédiatement un sentiment très tendre, mêlé de respect mutuel. Teishin est aussi une lettrée et une poétesse. Leurs poèmes liés comptent parmi ce que la littérature amoureuse japonaise a de plus beau :
Est-ce vraiment toi que j'ai vu
ou cette joie que je ressens encore
est-elle seulement un rêve?
-- Teishin
Dans ce monde d'illusion
nous sommeillons et parlons de rêve.
Rêve, continue à rêver, autant qu'il te plaira.
-- Ryôkan
Ici avec toi je pourrais demeurer
des jours et des années
silencieuse comme la pleine lune
que nous avons regardée ensembles.
-- Teishin
M'as-tu oublié
ou as-tu oublié le chemin de ma demeure?
Je t'ai attendue tout le jour, tous les jours
mais tu n'es pas venue.
-- Ryôkan
La lune, j'en suis sûre, brille haut dans le ciel
au-dessus des montagnes
mais de sombres nuages amoncelés
en noient le sommet dans l'ombre
--Teishin
Tu dois t'élever
au-dessus des nuages sombres
couvrant le sommet de la montagne
sinon comment pourrais-tu jamais voir la lumière?
-- Ryôkan
Lorsqu'il s'éteint à l'âge de soixante-quatoze ans le 6 janvier 1831, Ryôkan murmure à Teishin qui lui tient la main ce dernier haïku :
puis leur endroit
les feuilles dispersées par le vent d'automne
Elle lui répond tendrement, poursuivant jusqu'au bout leur dialogue poétique et amoureux:
elles viennent
elles repartent
Teishin, la bien nommée Cœur fidèle, consacrera le reste de sa vie à rassembler et à faire connaître l'oeuvre de celui qu'elle aimait. Elle disparaîtra à l'âge de soixante-quinze ans, nous ayant légué l'oeuvre immense de ce moine-poète hors du commun.