25 avril 2006
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La vie de Taneda Soichi (1882-1940), plus connu sous son nom de plume de Santoka (le feu au sommet de la montagne) aurait pu inspirer un
romancier, ou même un réalisateur de cinéma.
On y trouve en effet tour à tour tragédie, drame, rédemption et rechute, acceptation sereine de son sort et fin prématurée. Il n'est pas jusqu'à l'apparence caractéristique de ce personnage complexe, avec son grand chapeau de paille et ses petites lunettes rondes à la Trotsky ou à la John Lennon qui ne se prête pas à un traitement cinématographique.
Né le second d'une famille assez aisée de cinq enfants, Soichi plonge dans le drame dès l'âge de onze ans, lorsque sa mère se suicide en se jetant dans un puits, désespérée par les infidélités répétées de son mari. Très sensible, l'enfant restera marqué à vie par la vision du corps inanimé de sa mère. C'est désormais sa grand-mère qui l'élèvera, sans pour autant combler le manque affectif qui va avoir une influence déterminante sur toute sa vie.
Doué d'une grande intelligence et attiré par la poésie, Soichi entre à vingt ans à l'université de Tokyo, où il commence à écrire sous le pseudonyme de Santoka. Malheureusement, loin de sa famille et de son village natal, perdu dans la grande ville, il sombre dans l'alcool et dans la dépression et doit rentrer chez lui.
La gestion calamiteuse de son père conduit ce dernier à vendre une partie de ses terres. Il ne trouve ensuite rien de mieux que d'ouvrir une fabrique de saké et d'y faire travailler son fils! Evidemment, Santoka boit de plus en plus, tandis que son incorrigible père continue à courir le jupon de plus belle. Désirant stabiliser son fils, le père arrange un mariage avec une jeune fille du voisinage, Sato Sakino. En dépit de la beauté de la jeune épouse et de la naissance d'un fils, Ken, Santoka continue à boire et le mariage se révèle malheureux.
Parallèlement, Santoka commence à écrire des haïkus dans une forme totalement libre, inspirée par Seisensui, ardent défenseur du haïku moderne : ni versification en 5-7-5, ni mot de saison. Il commence à collaborer à la revue Soun (stratus) fondée par Seisensui.
Après la faillite familiale, Santoka quitte son village natal accompagné de sa femme et de son fils et se rendent chez un ami dans l'île de Kyu-Shu. C'est le début d'une période difficile, où la petite famille tente de monter diverses affaires, sans succès en grande partie parce que Santoka est dépressif et alcoolique. Sakino finit par demander le divorce et Santoka part pour Tokyo où il devient bibliothécaire.
C'est là que se produit le second événement qui va donner un nouveau cours à sa vie. Dépressif, il tente de se suicider une nuit de décembre 1924, debout sur une voie ferrée. Le train s'arrête de justesse et Santoka est recueilli par le supérieur du temple Zen voisin. Il se remet lentement et, dans ce temple où pour une fois on le lui fait aucun reproche, il commence à méditer et à étudier les textes sacrés, tant et si bien qu'il est ordonné moine zen en 1925! Le Zen lui apporte le lâcher-prise et la réconciliation avec lui-même.
C'est le début d'une vie de moine-mendiant errant. Tout comme Bashô et surtout Ryôkan avant lui, Santoka sera le dernier des grands haïjins pèlerins. A l'exception de deux ermitages que lui aménageront des amis poètes ou éditeurs, la vie de Santoka sera faite de ces longues errances où il trouve la paix avec l'existence et avec ses propres contradictions. En effet, moine zen, Santoka ne peut toutefois se passer de saké, alors que le Bouddha proscrivait la consommation d'alcool. Le saké lui est aussi nécessaire que la composition de haïkus: le saké pour le corps, le haïku pour le coeur. Il n'y a pas réellement de différence entre l'alcool et la poésie dont le saké constitue une clé d'accès:
Remarqué par les éditeurs grâce à sa participation à la revue Soun, il publie plusieurs recueils et devient l'ami de Seisensui, son mentor. C'est l'un des nombreux paradoxes de sa vie: reconnu de son vivant comme un grand poète, et vivant une vie de moine-mendiant. Car Santoka ne peut rester en place, c'est dans la marche qu'il trouve son équilibre. Une mauvaise journée est pour lui une journée sans marche, sans saké ou sans avoir écrit de haïku. Il refera ainsi l'itinéraire de Bashô relaté dans L'étroit chemin vers le Nord profond de son illustre prédécesseur. Au passage, il s'arrête chez des amis, parle avec eux de poésie en buvant du saké et repart, infatigable.
Mais cette vie d'errance, combinée à l'excès de boisson, l'use prématurément. Le 10 octobre 1940, une rencontre poétique de la société du kaki (une association poétique créée par Santoka et ses amis) doit avoir lieu. Il écrit :
Mais Santoka, ivre, dort tandis que ses amis arrivent pour la réunion. Et c'est en silence, seul et en paix qu'il entame effectivement son dernier voyage pendant que ses amis parlent de cette poésie qu'il a tant aimée et servie pendant son court séjour en ce monde flottant ...
Et cette poésie jaillit, claire et spontanée, sans aucune entrave formelle: tout ce qui n'est pas réellement présent dans le coeur ne relève pas du haïku, écrivait-il. Ici, nulle entrave. Pas de 5-7-5 ni de kigo, mais une pure expérience. Le "je" est donc souvent présent, contrairement au style classique. Il se dégage des haïkus de Santoka une évidence poétique et une fraîcheur extraordinaires. Le thème du voyage revient bien sûr souvent:
et ce poème où l'errance de l'oiseau est aussi la sienne:
Le voyage n'est pas qu'une fuite en avant aveugle, il est aussi l'occasion d'une réflexion sur soi-même et sa mort inéluctable:
Lorsqu'il revient en pélerinage dans son village natal, personne ne reconnaît dans ce vieux moine-mendiant le fils de la jadis aisée famille Taneda. Avec une ironie savoureuse il écrit:
Toujours présents, comme le Yin et le Yang, le saké et l'eau, dont il est aussi grand amateur:
ivre
je m'endors
avec les grillons
j'ai soif
d'eau
le bruit d'une cascade
légèrement ivre
les feuilles des arbres
se dispersent
le goût de l'eau
me pénètre le coeur
voici l'automne
Et lorsque Santoka se fixe dans un ermitage, la sérénité de ses poèmes n'est pas sans évoquer celle de Ryôkan:
j'ouvre la fenêtre
la fenêtre pleine
de printemps
sur la table inondée de soleil
j'écris une longue
longue lettre
de la montagne
des fleurs blanches
sur la table
Toutefois, les vieux démons reprennent parfois le dessus et après une tentative ratée de suicide aux somnifères, il écrit:
Finalement, c'est l'acceptation sereine de son sort:
et enfin, ce dernier poème:
On y trouve en effet tour à tour tragédie, drame, rédemption et rechute, acceptation sereine de son sort et fin prématurée. Il n'est pas jusqu'à l'apparence caractéristique de ce personnage complexe, avec son grand chapeau de paille et ses petites lunettes rondes à la Trotsky ou à la John Lennon qui ne se prête pas à un traitement cinématographique.
Né le second d'une famille assez aisée de cinq enfants, Soichi plonge dans le drame dès l'âge de onze ans, lorsque sa mère se suicide en se jetant dans un puits, désespérée par les infidélités répétées de son mari. Très sensible, l'enfant restera marqué à vie par la vision du corps inanimé de sa mère. C'est désormais sa grand-mère qui l'élèvera, sans pour autant combler le manque affectif qui va avoir une influence déterminante sur toute sa vie.
Doué d'une grande intelligence et attiré par la poésie, Soichi entre à vingt ans à l'université de Tokyo, où il commence à écrire sous le pseudonyme de Santoka. Malheureusement, loin de sa famille et de son village natal, perdu dans la grande ville, il sombre dans l'alcool et dans la dépression et doit rentrer chez lui.
La gestion calamiteuse de son père conduit ce dernier à vendre une partie de ses terres. Il ne trouve ensuite rien de mieux que d'ouvrir une fabrique de saké et d'y faire travailler son fils! Evidemment, Santoka boit de plus en plus, tandis que son incorrigible père continue à courir le jupon de plus belle. Désirant stabiliser son fils, le père arrange un mariage avec une jeune fille du voisinage, Sato Sakino. En dépit de la beauté de la jeune épouse et de la naissance d'un fils, Ken, Santoka continue à boire et le mariage se révèle malheureux.
Parallèlement, Santoka commence à écrire des haïkus dans une forme totalement libre, inspirée par Seisensui, ardent défenseur du haïku moderne : ni versification en 5-7-5, ni mot de saison. Il commence à collaborer à la revue Soun (stratus) fondée par Seisensui.
Après la faillite familiale, Santoka quitte son village natal accompagné de sa femme et de son fils et se rendent chez un ami dans l'île de Kyu-Shu. C'est le début d'une période difficile, où la petite famille tente de monter diverses affaires, sans succès en grande partie parce que Santoka est dépressif et alcoolique. Sakino finit par demander le divorce et Santoka part pour Tokyo où il devient bibliothécaire.
C'est là que se produit le second événement qui va donner un nouveau cours à sa vie. Dépressif, il tente de se suicider une nuit de décembre 1924, debout sur une voie ferrée. Le train s'arrête de justesse et Santoka est recueilli par le supérieur du temple Zen voisin. Il se remet lentement et, dans ce temple où pour une fois on le lui fait aucun reproche, il commence à méditer et à étudier les textes sacrés, tant et si bien qu'il est ordonné moine zen en 1925! Le Zen lui apporte le lâcher-prise et la réconciliation avec lui-même.
C'est le début d'une vie de moine-mendiant errant. Tout comme Bashô et surtout Ryôkan avant lui, Santoka sera le dernier des grands haïjins pèlerins. A l'exception de deux ermitages que lui aménageront des amis poètes ou éditeurs, la vie de Santoka sera faite de ces longues errances où il trouve la paix avec l'existence et avec ses propres contradictions. En effet, moine zen, Santoka ne peut toutefois se passer de saké, alors que le Bouddha proscrivait la consommation d'alcool. Le saké lui est aussi nécessaire que la composition de haïkus: le saké pour le corps, le haïku pour le coeur. Il n'y a pas réellement de différence entre l'alcool et la poésie dont le saké constitue une clé d'accès:
une coupe, plus de différence entre l'est et l'ouest
deux coupes, plus de différence entre jadis et aujourd'hui
trois coupes, plus de différence entre moi et autrui
deux coupes, plus de différence entre jadis et aujourd'hui
trois coupes, plus de différence entre moi et autrui
Remarqué par les éditeurs grâce à sa participation à la revue Soun, il publie plusieurs recueils et devient l'ami de Seisensui, son mentor. C'est l'un des nombreux paradoxes de sa vie: reconnu de son vivant comme un grand poète, et vivant une vie de moine-mendiant. Car Santoka ne peut rester en place, c'est dans la marche qu'il trouve son équilibre. Une mauvaise journée est pour lui une journée sans marche, sans saké ou sans avoir écrit de haïku. Il refera ainsi l'itinéraire de Bashô relaté dans L'étroit chemin vers le Nord profond de son illustre prédécesseur. Au passage, il s'arrête chez des amis, parle avec eux de poésie en buvant du saké et repart, infatigable.
Mais cette vie d'errance, combinée à l'excès de boisson, l'use prématurément. Le 10 octobre 1940, une rencontre poétique de la société du kaki (une association poétique créée par Santoka et ses amis) doit avoir lieu. Il écrit :
Après la réunion, j'entamerai un dernier voyage. Je veux me jeter une dernière fois dans la nature. Je n'en ai plus pour très longtemps à vivre et j'aimerais, comme les moineaux et les éléphants,
mourir seul, en paix, dans un champ.
Mais Santoka, ivre, dort tandis que ses amis arrivent pour la réunion. Et c'est en silence, seul et en paix qu'il entame effectivement son dernier voyage pendant que ses amis parlent de cette poésie qu'il a tant aimée et servie pendant son court séjour en ce monde flottant ...
Et cette poésie jaillit, claire et spontanée, sans aucune entrave formelle: tout ce qui n'est pas réellement présent dans le coeur ne relève pas du haïku, écrivait-il. Ici, nulle entrave. Pas de 5-7-5 ni de kigo, mais une pure expérience. Le "je" est donc souvent présent, contrairement au style classique. Il se dégage des haïkus de Santoka une évidence poétique et une fraîcheur extraordinaires. Le thème du voyage revient bien sûr souvent:
du matin au soir
écoutant le bruit de mes pas
je marche
sur mes pieds fatigués
une libellule
s'est posée
sur ma robe de moine
toute déchirée
des graines d'herbes
me voilà
là où le bleu de la mer
est sans limite
écoutant le bruit de mes pas
je marche
sur mes pieds fatigués
une libellule
s'est posée
sur ma robe de moine
toute déchirée
des graines d'herbes
me voilà
là où le bleu de la mer
est sans limite
et ce poème où l'errance de l'oiseau est aussi la sienne:
le corbeau croasse
le corbeau vole
nulle part où se fixer
le corbeau vole
nulle part où se fixer
Le voyage n'est pas qu'une fuite en avant aveugle, il est aussi l'occasion d'une réflexion sur soi-même et sa mort inéluctable:
la mort
devant moi
un petit vent frais
ma mort
les herbes
la pluie
devant moi
un petit vent frais
ma mort
les herbes
la pluie
Lorsqu'il revient en pélerinage dans son village natal, personne ne reconnaît dans ce vieux moine-mendiant le fils de la jadis aisée famille Taneda. Avec une ironie savoureuse il écrit:
dans mon village natal
au profond de la nuit
rêvant de mon village natal
au profond de la nuit
rêvant de mon village natal
Toujours présents, comme le Yin et le Yang, le saké et l'eau, dont il est aussi grand amateur:
ivre
je m'endors
avec les grillons
j'ai soif
d'eau
le bruit d'une cascade
légèrement ivre
les feuilles des arbres
se dispersent
le goût de l'eau
me pénètre le coeur
voici l'automne
Et lorsque Santoka se fixe dans un ermitage, la sérénité de ses poèmes n'est pas sans évoquer celle de Ryôkan:
j'ouvre la fenêtre
la fenêtre pleine
de printemps
sur la table inondée de soleil
j'écris une longue
longue lettre
de la montagne
des fleurs blanches
sur la table
Toutefois, les vieux démons reprennent parfois le dessus et après une tentative ratée de suicide aux somnifères, il écrit:
le vent des montagnes
dans la clochette
un puissant désir de vivre
dans la clochette
un puissant désir de vivre
Finalement, c'est l'acceptation sereine de son sort:
qu'y faire?
sur mes contradictions
le vent souffle
mon passé
mon avenir
la clarté de la neige
sur mes contradictions
le vent souffle
mon passé
mon avenir
la clarté de la neige
et enfin, ce dernier poème:
ma silhouette vue de dos
s'éloignant
dans la pluie d'automne
s'éloignant
dans la pluie d'automne